La Pennsylvanie, un Swing State laboratoire?

Depuis sa fondation, la Pennsylvanie se trouve au centre des évènements historiques des États-Unis, ayant accueilli le Congrès continental1 à Philadelphie dès 1770 et participé à la ratification de la Déclaration d’Indépendance de juillet 1776. Même si elle n’a pas toujours été perçue comme un État pivot, elle a joué un rôle crucial dans les élections présidentielles, où la diversité des opinions politiques de ses électeurs a souvent mené à des résultats serrés. À Philadelphie, la majorité des électeurs penche vers le libéralisme, tandis que dans les zones rurales, un conservatisme sceptique envers les politiques perçues comme strictement urbaines prédomine.

Examiner la Pennsylvanie, avec ses zones urbaines densément peuplées et ses régions rurales plus éparses mais économiquement dynamiques, révèle que plusieurs facteurs façonnent les préférences électorales, tant des citoyens ordinaires que des grands électeurs. Mais penser que la dynamique de swing state de la Pennsylvanie se limiterait à des enjeux urbains contre ruraux serait une simplification trompeuse . En réalité, le comportement électoral de la Pennsylvanie est déterminé selon la convergence de quatre phénomènes d’influence distincts.

1. L’influence économique et sociologique

La Pennsylvanie est un microcosme états-unien avec une diversité démographique et économique qui en fait un terrain fertile pour les compétitions politiques serrées. Cette diversité crée un équilibre électoral délicat où les résultats peuvent basculer d’un côté ou de l’autre en fonction des tendances de vote des différentes sous-circonscriptions. En Pennsylvanie, ce sont les zones urbaines abritant une population jeune et diversifiée, souvent plus progressiste, qui est attirée par des politiques en faveur de l’égalité des droits, de l’éducation et de la santé. Le contraste avec les régions rurales souvent plus conservatrices, mettent quant à elles, l’accent sur des valeurs plus traditionnelles, les droits des armes à feu et les politiques agricoles.

Mais dans cet Etat, de nouveaux facteurs influençants et changeants viennent déstabiliser un équilibre déjà précaire. Depuis quelques années maintenant, des changements démographiques comme la croissance des banlieues et l’afflux de nouveaux résidents ont été observés et ceux-ci modifient conséquemment l’équilibre politique de la Pennsylvanie. Les banlieues de Philadelphie par exemple, par un phénomène de diversification de sa population, voient s’installer une compétition politiquement plus ardue avec des zones suburbaines qui accueillent des électeurs plus modérés et indépendants, susceptibles de voter pour un parti ou l’autre selon les questions dominantes de chaque élection et propres aux intérêts des communautés. Si Pittsburgh et ses zones avoisinantes ont dû se réinventer après le déclin de l’industrie sidérurgique et de l’acier, s’orientant vers des technologies de pointe et le développement durable, les campagnes autour de Philadelphie, elles, bénéficient d’une agriculture intensive et diversifiée, avec un accent particulier sur l’agrotourisme et la conservation. C’est de ces différences dont le reflet de leurs histoires industrielles distinctes, les ressources naturelles disponibles et les politiques de développement économique que s’est façonné le particularisme pennsylvanien. Comme le démontrent chacune des dernières élections présidentielles, ces changements démographiques ont influencé le résultat des élections en Pennsylvanie les rendant à la fois plus imprévisibles et plus compétitives.

Mais les véritables zones de bascule se situent dans les métropoles de taille moyenne telles qu’Harrisburg, Allentown-Bethlehem, Erie et Scranton. Ces régions reflètent la complexité et la volatilité des tendances politiques de la Pennsylvanie, et en font un observatoire privilégié des dynamiques électorales américaines. Les questions clés et les thématiques électorales jouent un rôle déterminant dans la polarisation politique en Pennsylvanie. Dans la région, la fracturation hydraulique (fracking) est une question qui divise les électeurs: Dans les régions rurales de l’ouest, les habitants bénéficient économiquement du fracking et soutiennent de fait cette industrie, alors que les zones urbaines et suburbaines, préoccupées par l’environnement, y sont souvent opposées. 

Les politiques économiques sont un facteur majeur de division et la transition de l’économie industrielle vers des secteurs de services et de technologie crée des divergences sur les priorités économiques entre les électeurs urbains et ruraux, entre les premiers qui privilégient des politiques favorisant l’innovation et l’éducation, et les seconds sont plus préoccupés par les subventions agricoles et les politiques commerciales. 

Ces particularités confèrent à l’État un rôle majeur lors des scrutins présidentiels, car il illustre les tendances et polarisations croissantes du pays et les conséquences des changements démographiques dont l’impact se fait rapidement sentir. La Pennsylvanie, concentre en son sein ces nombreux contrastes qui complexifient les enjeux économiques et politiques du quotidien de près de 13 millions d’habitants.

2. L’influence des circonscriptions et sous-circonscriptions

Pour comprendre ce qui définit un État fédéral en tant qu’État clé dans le paysage politique américain, il est essentiel d’analyser l’influence des électeurs à travers le réseau structuré des circonscriptions (constituency) et des sous-circonscriptions (subconstituency)2. Ces divisions jouent un rôle central au moment des élections présidentielles, car ce sont elles qui déterminent les grands électeurs pour chaque parti, ceux-là mêmes qui cumulent les 270 votes nécessaires pour remporter la présidence.

Le Congrès des États-Unis se compose de deux chambres distinctes : le Sénat, représentant la chambre haute avec deux sénateurs par État, assurant une représentation équitable sur le plan national, et la Chambre des Représentants, ou chambre basse, composée de 435 membres. Dans ce système, les sénateurs s’efforcent de répondre aux besoins globaux de leur État, tandis que les représentants se focalisent sur les exigences particulières de leurs circonscriptions, influençant profondément les décisions politiques, les orientations de vote et les stratégies électorales à partir de ces enclaves spécifiques.

Comparativement au système français, où chaque circonscription est définie comme l’ensemble des électeurs d’un district géographique spécifique représenté par un membre du Congrès, les législateurs américains doivent s’aligner sur les préoccupations et les nécessités de leur circonscription pour garantir leur réélection. Cela inclut l’adoption de politiques qui profitent à une large tranche de la population. En Pennsylvanie, par exemple, un sénateur doit équilibrer les intérêts souvent divergents des électeurs urbains de Philadelphie avec ceux des résidents ruraux de l’ouest de l’État. Les sous-circonscriptions, identifiées comme des groupes plus restreints au sein d’une circonscription plus vaste, exercent une influence prépondérante sur les décisions législatives, souvent influencées par des facteurs tels que l’affiliation politique, la démographie, la culture, ou les intérêts économiques des groupes, leur permettant de mobiliser des ressources et des votes significatifs. Les législateurs peuvent ainsi privilégier les préoccupations de ces sous-groupes par rapport aux intérêts plus généraux de la circonscription.

En conséquence, les stratégies adoptées par les sénateurs et les représentants diffèrent en fonction de leur objectif de défendre les intérêts nationaux, fédéraux, politiques ou spécifiques à une sous-circonscription. Les sénateurs, étant généralement moins dépendants des intérêts immédiats des électeurs, jouent souvent leur réélection durant les cycles présidentiels. À l’inverse, les représentants doivent maintenir un lien constant avec le quotidien des électeurs s’ils aspirent à une réélection. Cette recherche constante d’équilibre entre les intérêts locaux et nationaux confère à des États comme la Pennsylvanie une complexité particulière et une importance stratégique dans le contexte des élections présidentielles.

3. L’influence de l’utilité aléatoire

Une étude de 2012 menée par les chercheurs W. Minozzi et C. Volden3 a exploré pourquoi certains membres du Congrès étaient plus réceptifs aux directives de leur parti et pourquoi leur choix étaient plus ou moins favorables aux intérêts des électeurs. Contrairement au modèle spatial classique qui suggère que les modérés sont les plus influençables, cette étude a proposé un modèle basé sur l’utilité aléatoire, indiquant que les extrémistes idéologiques sont en fait plus susceptibles de suivre les directives de leur parti. Cela s’explique par le fait que les extrémistes bénéficient davantage d’une position partisane ferme, et font moins de sacrifices personnels en répondant aux appels de leur parti comparés aux modérés, qui subissent des pressions plus contradictoires.

Selon l’article II, section 2 de la Constitution américaine, le président et le vice-président sont élus par des grands électeurs, mais laisse aux États le soin de déterminer comment ces électeurs sont choisis. En pratique, chaque État a son propre processus pour désigner ces grands électeurs, qui sont souvent choisis pour récompenser leur dévouement envers leur parti ou candidat. En 2016 par exemple, le Parti républicain envisageait de nommer un militant anti-avortement radical du Missouri, alors que Bill Clinton aurait pu être appelé à voter comme grand électeur si Hillary Clinton avait remporté l’État de New York. 

Les résultats de cette étude remettent en question l’idée que l’influence du parti est limitée à convaincre les modérés lors de votes serrés et expliquent que des grands électeurs idéologiquement plus prononcés sont choisis en amont des élections. Ceux qui sont idéologiquement alignés avec leur parti et qui bénéficient d’une forte influence partisane sont les plus susceptibles de suivre les directives politiques au détriment de la population. Cette dynamique révèle que, dans un État comme la Pennsylvanie où les intérêts économiques varient significativement entre les zones urbaines et rurales, les décisions des grands électeurs sont influencées par une multitude de facteurs qui vont au-delà des simples considérations géographiques.

4. L’influence du coût et du bénéfice d’une nouvelle loi à l’égard des électeurs

Les membres du Congrès évaluent souvent l’impact potentiel d’une loi en termes de gains personnels et de répercussions électorales, privilégiant des lois qui apportent des bénéfices visibles à des groupes spécifiques tout en distribuant les coûts sur une large population, minimisant ainsi l’opposition. Du point de vue d’un membre du Congrès, le calcul politique pour soutenir un projet de loi consiste à évaluer les bénéfices et les coûts d’une loi au regard de sa propre notoriété. Un projet de loi qui offrirait un bénéfice concentré et impliquerait un coût diffus (impôt) est généralement plus facile à soutenir du fait d’un avantage important et visible pour un groupe spécifique, pour des électeurs ou des groupes d’intérêts, qui soutiendront fortement le membre et le récompenseront pour leur vote. Les coûts, répartis sur une grande population, seront moins susceptibles de provoquer une forte opposition ou un retour de bâton.

Ce scénario permet de comprendre que les intérêts de petits groupes priment souvent davantage sur ceux du reste de l’Etat dans les choix pris par les législateurs et jouent un rôle important dans les orientations aux membres du Congrès de gagner un soutien substantiel d’un petit groupe motivé tout en minimisant les réactions négatives potentielles du grand électorat.

Polarisation et implications pour les élections de 2024

Si la polarisation croissante au sein du Congrès américain est une tendance observée et démontrée4, elle reste nauncée dans les Etats Clés où l’affiliation forte à un parti est relative aux intérets globaux de l’ensemble de la population.

Les Démocrates et Républicains sont aujourd’hui plus éloignés idéologiquement qu’à tout autre moment des 50 dernières années et les partis sont devenus plus homogènes idéologiquement, avec une diminution significative des modérés. Géographiquement, les Républicains sont plus concentrés dans le Sud alors que les Démocrates comptent davantage de membres issus de minorités ethniques et sont donc majoritairement des élus urbains. Ces tendances, si elles peuvent aussi s’observer en France, contribuent à la disparition de ce qu’on pourrait nommer « des zones de chevauchement idéologique » entre les partis. Les zones de chevauchement idéologique (overlap) désignent des domaines où les positions politiques des membres des deux partis (Démocrates et Républicains) se rapprochent ou se croisent. Autrefois, il y avait des modérés dans les deux partis dont les positions politiques se chevauchaient, facilitant la coopération bipartite. Cependant, cette zone de chevauchement a presque disparu à mesure que les partis sont devenus plus homogènes idéologiquement, avec une nette séparation entre les conservateurs républicains et les libéraux démocrates, réduisant ainsi les opportunités de compromis.

Dans l’élection à venir de Trump vs Harris en novembre 2024, la polarisation actuelle pourrait ainsi apporter au candidat Républicain une base de soutien républicaine solide, alors que Kamala Harris pourrait voir se mobiliser une forte participation de l’électorat parmi les jeunes et les minorités.

En définitive, la Pennsylvanie se présente comme un véritable baromètre des humeurs politiques aux États-Unis. En miroir des grandes tendances nationales, cet État swing, avec sa mosaïque démographique et ses disparités économiques, symbolise les défis et les opportunités de la politique américaine contemporaine. À mesure que la Pennsylvanie va, pourrait-on dire, ainsi va la nation. Dans le microcosme de ses métropoles moyennes et de ses vastes campagnes, se jouent des enjeux qui résonnent bien au-delà de ses frontières, faisant de chaque élection un reflet précis des évolutions, mais aussi des tensions qui traversent le pays. À l’approche des élections de 2024, les yeux seront donc rivés sur la Pennsylvanie, non seulement pour prédire le résultat du scrutin présidentiel mais aussi pour comprendre les lignes de fracture et de consensus qui dessineront le futur politique des États-Unis.


  1. Le Congrès continental était une série d’assemblées législatives exerçant également des fonctions exécutives pour les Treize Colonies de la Grande-Bretagne en Amérique du Nord, et pour les États-Unis nouvellement déclarés avant, pendant et après la Guerre d’indépendance américaine. Il comprend les premier et second Congrès de 1774 à 1781, ainsi que le Congrès de la Confédération de 1781 à 1789, qui a agi comme le premier gouvernement fédéral des États-Unis jusqu’à l’adoption de la Constitution américaine. Ces congrès, principalement réunis à Philadelphie, ont joué un rôle crucial dans la fondation et la gouvernance initiale des États-Unis, menant à l’indépendance et à l’établissement de nouvelles formes de gouvernement. ↩︎
  2. Representation in Congress: Constituents and Roll Calls in the 106th House, Joshua D. Clinton, Princeton University ↩︎
  3. https://polisci.osu.edu/sites/polisci.osu.edu/files/MinozziVolden-whoheeds_0.pdf ↩︎
  4. https://www.pewresearch.org/short-reads/2022/03/10/the-polarization-in-todays-congress-has-roots-that-go-back-decades/ ↩︎